Do it badly and weirdly but do it yourself.

▲ Renverser les valeurs morales grâce aux affiches underground ▲ 04/04/2023

Les affiches indépendantes, dessinée, underground, alternatives, de concert, fascinent autant qu'elles dérangent.
Pour preuve, diverses stratégies sont mises en place par les villes pour les interdire, que les collectifs de collage (souvent les faiseur.ses d'affiches elleux-même) détournent. Pis, des habitant.es se retrouvent à les arracher elleux même et à faire le travail des politiques autoritaires.

Flyer / 12 mai 1993 Life But How To Live It, Portobello Bones à Lyon « le Local », organisé par l’asso Silly Hornets
/ Source http://lesvieuxcons.fr/

Indifférentes à cette lutte invisible, les affiches se montrent aux passant.es de manière­ parfois provocantes, dérangeantes, troublantes. Parfois, nous ne les remarquons pas, ou ne voulons pas les voir, tant elles sont différentes de ce à quoi nos yeux sont habitués.

En effet, l’école conventionnelle en design demande à ce qu’une affiche réponde à certains critères de lisibilité. C’est aussi l’argument qui nous permet – nous, créateur.ices d’images –  de nous défendre face à la critique du « j’aime, j’aime pas ». De dire : ok, mais en terme de lisibilité, ça fonctionne. Et généralement, nous faisons des affiches pour qu’elles soient LUES. Parce qu’on a besoin d’impliquer les gens et qu’on s’adresse à elleux, pour remplir des salles, vendre des choses, interpeller les esprits. En tant que designer, on s’adresse (si c’est bien du design) à quelqu’un.e, on s’adresse à la rue.

Concernant l’affiche, le support même  induit la fonction : rectangulaire, vertical, plat, affichée aux murs, du texte, un message… En dehors de ces critères, on pourrait classer le visuel comme tableau, ou illustration. On identifie les affiches en tant que telles car elles portent un message, textuel ou imagé. Politique, culturel, poétique, marketing, les affiches DISENT.

Voilà la première compréhension que j’ai de l’affiche, en tant que designeuse graphique. En 2016, j’arrive à Lyon et je commence à porter mon regard sur les affiches à moitié arrachées des murs. Sous mon regard, ces murs deviennent un support vivant, respirant, où fleurissent chaque semaine des affiches qui flétrissent ensuite, arrachées par des passant.es.

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Flyer /15 juillet 1992 Hell No, Decline à Lyon « Wolnitza » organisé par l’asso Silly Hornets
/ Source http://lesvieuxcons.fr/

Celles qui m’intéressent le plus, ce sont les affiches les plus obscures, bizarres comme un tremblement sur une surface blanche. Affiches de concerts, soirées de soutien, cantines, dessinées à la main, photocopiées ou sérigraphiées, sur papier blanc, par soucis d’économie, le texte est souvent illisible, le trait est tremblant, la page est saturée, les dessins ne représentent rien d’évident. Parfois, on ne les remarque pas tant elles sont différentes de ce à quoi nos yeux sont habitués. Quand on les remarque enfin, on se sent familier.es, intimes, parce qu’on a l’impression d’accéder à quelque chose de secret. C’est probablement pour cela aussi que d’autres les perçoivent comme un affront, quelque chose qui ne devrait pas exister : quelque part, ces visuels repoussent.

Ces affiches m’intriguaient car elles ne répondaient à aucun des critères prétendument objectifs que j’avais appris à l’école sur ce que doit être ou ne pas être une affiche. Des infos écrites à l’arrache là où il reste de la place, des dessins chelous sur papier machine, pas d’adresse, ou bien une adresse mail seulement à laquelle j’avais envie d’écrire des mots d’amour avec en objet « MOI AUSSI », je cite : jesuisanxieux@riseup.net .

Elles m’intriguaient aussi comme manière de vivre l’espace de la ville (en 3D) grâce à des supports imprimés (2D), permettant la déambulation et des repères mouvants. Et comment elles pouvaient permettre de redessiner l’imaginaire collectif de la ville en colonisant les surfaces des rues et en y injectant des images douteuses, intrigantes, bizarres.

Elles m’intriguaient car elles demandaient de vrais efforts pour être remarquées, et que c’était complètement contre-intuitif pour une étudiante en design. Il fallait :

1) marcher dans la rue (c’est à dire, prendre le temps, se contraindre à la lenteur) ;
2) faire attention à ce qu’il se passe autour (deuxième niveau de difficulté, après marcher dans la rue) ;
3) s’approcher de la chose textuelle ;
4) lire / décrypter ;
5) envoyer un mail (probablement l’étape la plus dissuasive) ;
6) convaincre des ami.es de venir avec toi (“super soirée à 30min en tram, dans un ancien entrepôt, avec de la musique bizarre, je connais pas, y’aura peut-être la police à un moment, c’est cool !”) ;
7) se rendre dans cet endroit éloigné, seule qui plus est, du coup ;
8) en revenir.

Flyers Silly Hornets et Vermiform Records / 
/ Source http://lesvieuxcons.fr/

Devant le caractère abscons et presque sibyllin de certaines affiches, j'avais cette interrogation que je n'arrivais pas à résoudre : ces affiches voulaient-elle, oui ou non, être regardées ?

Du Discours au Langage.

Premier élément de réponse.

Qu’est-ce qui différencie ces affiches d’une affiche conventionnelle ? Premièrement, chantres de l’étrangeté, ces affiches n’ont pas pour vocation de délivrer un message, contrairement à une affiche de design qui répondrait à un besoin marchand. Il n’y a pas de message nous disant “Aimes, rejoins-moi, sois convaincu, achètes, connais-moi, je dis la vérité”. Elles ne DISENT rien, et c’est un choix. Il y a ce refus du message qui est un refus du discours de l’affiche, discours qui chercherait à convaincre, à réduire, à vendre ou à enrôler. Un refus du message que je lis aussi comme un refus des codes marketing, des “claim”, des affiches publicitaires qui, même très bien faites, ne sont là que pour nous dire comment nous comporter. Un refus du discours qui se dirige, en réaction, vers l’ineffable. Ces affiches rejettent le discours organisé de l’affiche publicitaire pour y préférer la vocifération brouillonne et urgente. Elles ne disent pas, elles hurlent silencieusement, jetant d’abord images et mots, libres, qui ne peuvent pas  exister ailleurs que sur cette surface, puis ensuite quelques informations pratiques (le nom du groupe, la date, le lieu si on a de la chance). Je le percevais comme un mutisme choisit pour ne pas être entendu de celleux qui n’écoutent pas, et cela résonnait en moi. Et pourtant, ces affiches n’étaient pas démunies de tout langage.

(Ici, j’utilise le mot langage que j’oppose au mot discours. Le discours est organisé, il cherche à manipuler, à convaincre l’autre, alors que le langage est organique et cherche à se développer, à exister pour ce qu’il est.)

Shawn Reen / NightPeople

Du langage à la culture.
Deuxième élément de réponse.

Ce ne sont pas des affiches publicitaires, ce n’est pas du design social ou engagé à la Grapus, elles ne sont pas non plus réalisées dans un but « professionnel », ce n’est pas du design à message, ni marketing ni politique (est-ce seulement du design ?). Ce qui est sûr, c’est qu’elles se soustraient aux définitions, qu’à chaque tentative pour figer leur raison d’être, elles s’esquivent.

Des affiches qui ne disent pas, mais qui racontent pourtant. Ici pas de message, mais une proposition ouverte libre à l’interprétation. Ce ne sont pas des images vides et blanches, se sont des images saturées, d’une certaine violence visuelle, qui se rapprochent de la noise, esthétiquement et philosophiquement parlant. 

Cela étant dit, message ou pas message, l’affiche, du fait d’être affichée dans un lieu publique, est forcément un acte politique. Elle glisse donc du discours à l’acte, là où de toute façon les mots sont inutiles, face aux politiques de nettoyage des rues — nettoyage réel et symbolique.

Je le percevais comme un mutisme choisit pour ne pas être entendu de celleux qui n’écoutent pas, et cela résonnait en moi.

Et pourtant, ces affiches n’étaient pas démunies de tout langage.

« L'œil est habitué à un graphisme on va dire "mainstream" qui est ultra codé. Il y a vraiment plein de stratégies, de techniques qui sont enseignées dans les écoles de com, les écoles de graphisme, qu'on [en tant que faiseur.ses d'image] respecte pas du tout et en général. J'ai l'impression que tous à notre manière, même si on a des styles vraiment très différents, on essaie de les subvertir ces codes, ou de les détourner, de pas les utiliser en fait, de les mettre de côté, et en ce sens je pense qu'un œil qui est sans cesse asséné par de la culture mainstream et qui gobe ça sans distance critique va rejeter directement ce genre de graphisme, ou va se dire "ça il faut que je l'arrache ça va à la poubelle". Je sais que dans le 7e y a plein de gens qui enlèvent les affiches, je les vois toujours avec une espèce de verve incroyable, je me dis qu'il y a ce truc de : ils savent même pas de quoi l'affiche parle mais juste au niveau visuel y a quelque chose qui correspond pas à une certaine norme et qui fait que c'est pas censé être là. » Lia Vé

En effet, plus le message est lisible, immédiatement compréhensible, plus il peut être assimilé à une logique de manipulation connue du milieu de la communication. Face à ce mode d’expression codifié par des critères de lisibilité, ces affiches sont une sorte de provocation et semblent dire « nous sommes le multiple, l’indicible, et nous, syndicat de l’Étrange, nous existons AUSSI. » C’est une esthétique qui ne cherche pas à être comprise, qui est davantage un moyen d’expression libre, qui peut être émis par un.e professionnel.le ou amateur.e, mais qui en tout cas tente de créer un vocabulaire non formaté, quitte à assumer le moche et le weird.

« J’en parlais y a pas longtemps avec des mecs qui font du graff tout ça et qui me disaient “mais nous on le fait parce qu’on n’a pas envie qu’y ait que ces pubs de merde quoi !” et c’est très important qu’il y ait cette espèce d’engagement différent que ce qu’on nous donne à vivre et à voir. » Colas Bertoyas

Affiches BarbaPop / Moult Collectif / Félicité Landrivon / Ratcharge

On a donc vu ce que ces affiches n’étaient pas. Mais qu’est-ce qu’elles sont ? 

C’est une proposition, une alternative, une tentative d’existence et de prise de pouvoir par les faits, pour que dans nos rues existe autre chose que des produits et des institutions. On dépasse l’idée de la « cible » (“il faut que notre cible capte immédiatement notre message”) — logique publicitaire ou militante, pour s’adresser à des sensibilités — dépassant ainsi les origines sociales, culturelles, etc (à nuancer, ndlr), créant par là une sub-culture.

« Créer du trouble par l’image, c’est déstabiliser ce pouvoir de nommer et les pouvoirs [sexuels] eux-mêmes » Boys/girls with arm akimbo, du livre Pour une esthétique de l’émancipation, Isabelle Alfonsi. Lire Isabelle Alfonsi 

En tant que faiseur.ses d’images, on ne peut pas ignorer l’influence du langage, qu’il soit graphique ou verbal. Notre responsabilité est peut-être de rendre ce langage plus subtil : de le rendre trouble, abscons, étrange.N’avons nous pas le devoir de contrarier les regards dominants ? Le MOCHE ne serait-il pas le seul espace de liberté qu’il nous reste ?

« Créer du trouble par l’image, c’est déstabiliser ce pouvoir de nommer et les pouvoirs eux-mêmes » 

 

Image credit: A set of Boy/Girl With Arms Akimbo “SAFE/UNSAFE” posters on a wall in San Francisco in June, 1990; photographer unknown, Boy With Arms Akimbo/Girl With Arms Akimbo Records (1996-41), GLBT Historical Society.

DO IT BADLY AND WEIRDLY BUT DO IT YOURSELF.

Petit apparte historique pour étayer notre propos. 

En 1990, à San Francisco au Club Uranus (« your anus », pour celleux qui n’avaient pas compris) se monte un show drag amateur. Vient qui veut venir, c’est tout sauf professionnel, au contraire, talent ou pas de talent, chacun.e peut venir faire son spectacle sans être jugé.e par un spectre pro. Le Club Uranus, c’est la revanche des freaks. Ce sont des gens de la working class, des militants d’Act’up qui fréquentent le Club Uranus. On y créé Miss Uranus, une élection drag. L’idée ? Déjouer l’idée de maitrise et de hiérarchie de ce que serait l’art. Ici, plus on est mauvais.e mieux c’est, plus on est apprécié dans sa pratique. SLOGAN « Do it badly and weirdly but do it yourself ».

Il y a cette urgence, cette nécessité de déhiérarchiser les valeurs morales et culturelles, dans cette même idée de renversement des valeurs qui était chère au collectif BOYS/GIRLS with Arm Akimbo (ou juste AKIMBO)( Pour une esthétique de l’émancipation, Isabelle Alfonsi)

Qu’on le veuille ou non l’image est toujours de l’ordre du langage, même s’il est ventriloque ou hurlé. Mais il s’agit moins de véhiculer un message que de formuler une proposition, celle de créer une sub-culture commune et de questionner les valeurs morales d’une société toujours raciste, sexiste et homophobe. Et c’est bien cette question de la hiérarchisation des valeurs qui est posée ici, au travers ces affiches qu’on qualifie d’alternatives, et qui défient les codes.

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Club Uranus & Chaos FlyersExcerpted from Lewis’s FB page

Se questionner sur l’hégémonie du “beau”. 

« Assumer le moche et le weird »…On comprend l’idée, mais je précise ici que les affiches underground NE SONT PAS moches (ou elles le sont, d’un certain point de vue seulement). 

Déjà, il faudrait définir ce qu’on entend par moche et par beau. Qui décide des critères de beauté, de ce que l’oeil est capable de juger comme beau ou non? J’ai dans ma vie de graphiste, beaucoup été confrontée à des validations et invalidations définitives qui sonnaient comme des sentences terribles : ça, c’est beau, ça, ça ne l’est pas. Pour moi il n’a jamais été question de savoir si c’est beau ou pas et la beauté, j’ai finit par la percevoir comme un jugement de classe visant à ordonner et à disqualifier toute tentative de sortir du cadre, toute initiative d’existence individuelle. L’esthétique est un vrai enjeu de pouvoir, il appartient la plupart du temps à la classe dominante de dicter les normes et de profiter exculisivement du beau, considérant que le beau est superflu, dès lors qu’il est donné à la classe populaire : il n’y a qu’à regarder l’architecture de nos villes (C’est arrivé près de chez vous). 

Pour moi, être touché.e/ému.e/bouleversé.e par quelque chose, un mot, un trait, une couleur, n’a pas grand chose à voir avec la beauté elle-même. C’est l’émotion qui est belle, et qui rend alors l’objet responsable de cette émotion, beau, à nos yeux. C’est pour cela qu’on pourrait qualifier de belles ces images nerveuses, emplies de folies, de cauchemars, parce qu’elles touchent en nous quelque chose. Un sentiment de ressemblance, peut-être. Un sentiment qui nous rassure, en nous faisant comprendre que nous ne sommes pas seul.es.

On pourrait aussi dire que ce qui les rend belles, c’est aussi le savoir-faire indéniable que l’on y devine, et une certaine maitrise du style (qui serait un argument pour se rapprocher du « beau » traditionnel). Marant comme la technique nous rassure parfois, nous donne un cadre enfin compréhensible sur lequel on se sent capable de juger, classer, ordonner.

Pour autant, je persiste à dire que ces affiches ne sont pas de l’art, qu’elles ne sont pas une œuvre, telle qu’on l’entend au sens classique du terme. Est-ce que la spontanéité nerveuse qui caractérise ces affiches les différencie de l’Œuvre ; l’urgence de la deadline nous éloigne-t-elle de la vérité de l’Art ? Mais à quoi cela tient-il ? Est-ce qu’une affiche dans un musée ne devient-elle pas de l’art? (lire  à nouveau Isabelle Alfonsi Pour une esthétique de l’émancipation et le passage sur les “white cube)

Elles ne sont ni du design, ni de l’artisanat pur, ni de l’art. Cette impossibilité d’appartenance à un de ces mondes tient peut-être à ce que pour y être affilié, il faut d’abord avoir été validé par un comité de vieux moustachus qui ne comprend rien au punk. Bref, je m’égare encore, mais ce n’est pas si bête. Le dessin sert la sculpture, il sert la peinture. Mais le dessin n’est pas enseigné ni pensé pour lui-même, ou trop peu, pour que cette pensée infuse déjà dans la société. Le dessin est perçu comme l’art pauvre, et les affiches dessinées underground souffrent – ou se servent- de cette marginalité.

Finalement, elles [les affiches] n’ont besoin d’appartenir à aucun autre monde que le leur. Sans doute que le beau s’exprime en nous de mille et une manière, et qu’une image n’a pas besoin d’être grandiose pour nous bouleverser. Nous pouvons être touchée par la maladresse d’un trait, par un sous-encrage qui fait apparaître le papier, ou par la texture d’un feutre. Au-delà de la beauté purement formelle que j’y vois, je peut être bouleversée car j’ai l’impression de voir l’intérieur des personnes qui les font, une autopsie de l’esprit, et qu’il y a par là quelque chose de finalement assez obscène (malgré qu’iels veulent bien, quand même, le soumettre à notre regard) que je trouve fascinant. Ça me donne l’impression de voir le mécanisme qui fait que la personne est CETTE personne, ça me la rend quelque part plus intelligible. 

Aussi, on ne peut pas ignorer le tissu social qui se dessine lentement d’une affiche à l’autre ; protéiformes, multiples, ces images parlent des gens, de leur vie, de leur manière de vivre, de penser, à une époque donnée, dans un milieu donné. Il y a à mon sens un vrai intérêt sociologique/historique — que je devine à peine.

Peut-être qu’un jour quelqu’un fera ce travail d’archive et de restitution en musée, et qu’on trouvera ça génial que les affiches indé suivent le même chemin que l’art brut et le graffiti. Personne encore n’a initié la chose, n’a été, peut-être, aussi opportuniste qu’il faut l’être pour porter l’affiche au musée, malgré des initiatives respectables de graphistes créant leur propre cadre d’exposition (Le Signe, Festival de Chaumont, Festival du graphisme d’Échirolles) mais rejouant les mêmes scénarii institutionnels et classificateurs. 

Bien sûr, l’affiche est aussi riche d’histoire et de sens qu’une œuvre, mais pour moi, elle appartient à la rue et à ses murs.

De la culture à l’entre-soi, et les tricks pour s’en sortir.
Troisième (et dernier) élément de réponse.

Une fois que j’avais totalement et inconditionnellement adhéré à cette théorie (celle d’une culture commune de l’étrange), je me suis tout de même demandé pourquoi ça me touchait MOI, en tant qu’individu social. Je n’ai pas pu ignorer la possibilité que ces images me touchent aussi car j’ai un certain niveau d’études, une certaine sensibilité éduquée à l’abstrait, et une tendance agaçante à intellectualiser même la crotte de chien sur le trottoir. Quand on fait la comparaison avec les affiches militantes et engagées (Silence = Death,Act Up/Gran Fury) ou issues de l’école polonaises (Amis ! Protégez ! de Roman Cieslewicz), aux messages fédérateurs, il y a aussi quelque chose de très intimidant dans ces affiches de concerts underground qui tient dans cette illisibilité, et dans l’imagerie parfois convoquée. Ce côté-là existe, même s’il n’est pas forcément souhaité. Il peut-être excluant de part la représentation d’une ultra-virilité ou d’images violentes et sexuelles (les zizis partout là). On y trouve (ou pas) un échos à sa colère — légitime, certes —, mais en tant que jeune personne de genre femme, cette imagerie représentaient quelques freins, alors même que j’avais cotoyé quelques années le milieu du death et du black metal, et que je me suis toujours valorisée d’avoir « plus d’amis mecs ». (Et oui, je rejetais tout ce qui touchait à la féminité, et ce depuis mes 4 ANS WESH, les femmes ont toujours été dans le camp ennemi : casquette à l’envers et doudou sale rpz). Bref, ceci est un autre débat — ou comment la société patriarcale nous monte les unes contre les autres, ou ne permet qu’une seule sorte de féminité possible — mais tout ça pour dire que quand je voyais une affiche style dirty noise au caractère sexuel et violent, je me disais plutôt spontanément, à l’époque, « yes ça a l’air cool », jusqu’à ce que je me rende compte qu’en fait, à force, ça me mettait quand même légèrement mal à l’aise (mais bon, zizi = fun, non?).

Il faut quand même dire que ces affiches ne touchent pas tout le monde, bien qu’elles invitent à des événements ouverts à tous.tes. Mais il ne suffit pas toujours de le vouloir, et on peut toujours aller plus loin dans le travail d’inclusivité.

Affiches Silence=Death, Gran Fury / Amis ! Protégez ! Roman Cieslewicz / Henriette Valium / Pakito Bolino

Mais alors, quels sont les tricks applicables pour tendre si ce n'est à plus de lisibilité, à plus de visibilité ?

  1. Sur le plan esthétique, il s’agirait d’inventer d’autres imaginaires subversifs, non pas pour remplacer mais pour faire exister AUTRE CHOSE, en même temps.
  2. Placarder malgré les interdictions. Importance de coller aussi pour les personnes qui n’ont pas internet/facebook, les étrangers, les gens qui débarquent.
  3. Coller dans des quartiers périphériques.
  4. Coller le plus haut possible pour que les affiches se voient de loin et évitent les petits ongles rageurs.
  5. Dépasser le clivage graphisme institutionnel / alternatif avec les initiatives comme Ville Morte qui intègre sans hiérarchie les programmations des smacs de la même manière que la prog de GZ (Grrround Zero, salle indépendante aux couleurs alter) ou des Clameurs (bar associatif).
  6. Peut être que les smacs doivent se mettre à faire plus d’affiches indépendantes.
  7. Flyer aussi en parallèle, donner de main en main, pour retrouver du lien avec les gens et aller volontairement vers différents types de personnes.
  8. Imprimer moins quali mais en plus grande quantité.
 
Si la question de la visibilité des lieux alternatifs et de leur représentation publique reste problématique et insolvable, du fait souvent de leur illégalité ou de leur volonté à rester “nichée”, il y a pour autant un enjeu de visibilité. Enjeu nécessaire pour faire vivre ses lieux, tout simplement, et pour les rendre réellement inclusif, tout en assumant pleinement sa marginalité. Autant de réalités qui peuvent co-exister et rentrer parfois en conflit, mais qui méritent d’exister pour autant, qui DOIVENT exister pour autant.

Il s'agit de réinvestir nos rues, miroir de nos sociétés, en présentant un imaginaire alternatif, multiple et étrange, sensé rouvrir quelques brèches de liberté dans les esprits.

Finalement, faire exister l'étrange ne serait-ce pas renverser les valeurs esthétiques et par là, morales ?

Références à lire, regarder, écouter : 

☼ Pour une esthétique de l’émancipation — Isabelle Alfonsi / Livre, aux éditions B42 
 Akimbo : SEX IS  / Conférence audio d’Isabelle Alfonsi
 Affiches de concert undeground – Archives trouvées sur Les vieux cons
 Images de Shawn Reen — du label Night People
Pakito BolinoLe dernier Cri 
Henriette Valium — Henriette Valium 
Barbapop Site
Gran Fury — Activisme culturel new yorkais des années 80, lire ici
Le goût du moche— Alice Pfeiffer

Avertissement 1 : Cet article a été écrit en partie grâce à la retranscription de la “Table Ronde Affiches & Affichage GZ Décembre 2019″, organisé à l’initiative de Sebastien Escande

Les propos cités dans cet article sont ceux des présent.es qu’on a pu identifier : Lia Vé, Colas (Bertoyas).

Avertissement 2 : Cet article a été soumis aux regards des concerné.es, qui ont apporté leur précisions et commentaires. Merci !

Avertissement 3 : cet article s’adresse davantage aux professionnel.les du design, étudiant.es et interessé.es, et malgré mes efforts pour être limpide, je m’excuse d’avance pour les informations ou références qui seraient obtues.

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