Cartes Blanches
▲ Extrait de Mémoire ▲ 2017▲ Réflexion sur le système cartographique en tant qu'outil de contrôle.
Imaginez. Quittez la Terre un instant et mettez-vous dans la peau de celui qui depuis son étoile voit le monde d’en haut. Youri Gagarine, Dieu, Major Tom, ou bien le Petit Prince.
Édition du Mémoire de Recherches. Impression numérique, dos carré collé, sur-couvertures et découpes réalisées à la main.
En vous surélevant de quelques milliers de kilomètres, accoudé.e à la fenêtre de votre vaisseau, vos yeux embrassent la Terre dans son ensemble. Quelle révolution ! Quelle puissance. Grâce à ce recul, vous observez chaque veinule de la planète bleue, vous pouvez voir chaque rivière, chaque chaîne de montagnes, chaque route, et même plus ! Vous prenez dans le même mouvement conscience de chaque migration et chaque flux magnétique qui traverse le monde. Arthur Conan Doyle exprime cette métaphore de la Terre comme système vivant en ces termes : « Le monde dans lequel nous vivons est lui-même un organisme vivant, doté, comme je le crois, d’une circulation, d’une respiration et d’un système nerveux qui lui sont propres » Quand La Terre Hurla, Arthur Conan Doyle.
Vous comprenez ! Tout est veineux, nerveux, profondément organique, tout est connexion. Vous voyez le monde de là-haut, et doté de facultés divines vous voyez désormais l’invisible. C’est ainsi que vous prenez conscience et visualisez maintenant toutes formes de réseaux, physiques ou virtuels. Un nouvel abonné instagram, et c’est un « deux » tout neuf qui se créé, potentiel, faisant naître de nouvelles connexions. Car en étant ultra-connectés nous ne sommes pas seul.es face à un écran mais bien relié.es à des dizaines de milliers de personnes qui existent par des avatars et des pseudos, et dont vous pouvez observer, de la haut, maintenant, les liens en train de se dessiner.
Par cette grille de lecture d’un monde structuré en lignes de force, nous naviguerons entre le monde tangible et son pendant virtuel, du réseau mondial au réseau de pair à pair, afin de réfléchir ensemble à la position de « regardeur » qu’endosse le designer graphique en même temps que le cartographe. En effet, ces deux métiers se rejoignent là où les éléments qui composent le monde sont transformés en symboles signifiants : la carte. Nous nous intéresserons donc aux formes et aux lignes qui parcourent le monde et à leur retranscription « vue d’en haut », afin de comprendre l’intrication de ce qui est rendu visible par l’œil cartographique, et de ce qui n’est pas (volontairement ou non) rendu visible…
” Les yeux ont servi à signifier une aptitude perverse – parfaitement affinée tout au long de l’histoire d’une science liée au militarisme, au capitalisme, au colonialisme et à la suprématie mâle – aptitude qui éloigne le sujet connaissant de chacun et de tout dans l’intérêt d’un pouvoir sans entraves. Les instruments de visualisation dans la culture multinationale et postmoderne ont aggravés ces significations de désincarnations” Savoirs situés, Donna Haraway.
Comment échapper aux technologies de contrôle qui voient tout et ne laissent rien au hasard ? N’y a-t-il pas une percée par laquelle réinjecter du possible ? Quels sont les à-cotés qui échappent aux mailles du filet et comment la.e designeur.euse peut-iel être amené.e à les créer, y réfléchir, les détourner ou même, lutter contre ?
“Les yeux ont servi à signifier une aptitude perverse – parfaitement affinée tout au long de l’histoire d’une science liée au militarisme, au capitalisme, au colonialisme et à la suprématie mâle – aptitude qui éloigne le sujet connaissant de chacun et de tout dans l’intérêt d’un pouvoir sans entraves.”
Donna Haraway
Le résultat de cette vision surplombante et schématique du monde comme réseau, c’est la carte, c’est-à-dire l’illustration parfaite des nervures qui courent sur le monde.
Devant notre Mappemonde innocemment épinglée sur le mur de notre salon, nous pouvons le contempler dans son ensemble, tel l’astronaute de canapé. Passifs, nous constatons ses nerfs, points de rencontre, de conflit, les trajectoires qui le parcourent, les surfaces… Mais malgré notre attitude contemplative face à elle, observer une carte du monde n’est pas observer le monde. La carte fait office de mirage… aussi belle qu’elle a de visages. Pourtant la cartographie est une technique savante qui tente de redessiner le monde dans un souci d’exactitude, en réaction aux moyens limités dont dispose le langage pour décrire l’espace (1). C’est bien la raison d’être de la carte, exister comme étant une nouvelle abstraction du monde, un nouveau mode de lecture pour pallier le déficit des mots.Toutefois, les cartes du monde rencontrent toutes la même problématique : rendre plane une forme circulaire, le globe.
Devant cette difficulté, certains renoncent. Aujourd’hui encore, la Flat Earth Society(2) s’appuie sur une carte éditée en 1893 — et elle-même issue d’une première réflexion cartographique, datant de -500 av.J-C (3) — pour avancer l’idée que la Terre est plate et que par conséquent, elle ne tourne pas autour du Soleil. Cette distorsion de la réalité propre à la schématisation cartographique influe sur notre manière de comprendre le monde. Par là, elle devient un instrument politique aussi bien qu’elle est une forme esthétique, et même « la forme d’art la plus influente » (4) . Ainsi, pourrait-on accuser les cartographes d’être en fait de sombres prestidigitateurs…
En contemplant une carte on peut avoir l’impression de contempler un monde enfin compréhensible et intelligible, d’avoir ce sentiment d’accomplissement et de sérénité. Je peux me dire que le monde est en fait assez petit, que je peux tout voir de là où je suis, et que donc je le comprends, et le maitrise, puisqu’il tient dans mes deux mains (5).
Or, ce n’est pas le monde que l’on a sous les yeux, mais sa représentation. De plus, la multiplicité des modes de représentations cartographiques indique de fait la subjectivité de toute carte. Ici, la difficulté que l’on rencontre est la même que celle inhérente à la caverne platonicienne : tout à coup, découvrant d’autres images que celles devant lesquelles nous avons été élevé.es, nous sommes face à la relativité et nous décelons alors que ce que nous avions sous les yeux n’était qu’un mirage, ou tout du moins une seule version d’une vérité plus vaste. Nous sommes face à la complexité, au doute de l’esprit et finalement à l’absurdité et au vide. La carte témoigne de la même fascinante complexité et lorsqu’on en relève les défauts, qu’on la voie en tant que simulacre, elle s’annule.
Par ailleurs, les modes de représentations cartographiques ont beau être infinis, on reconnaît toujours que c’est une carte. Nous pouvons pointer les constantes et tester les limites de ses codes. Jusqu’où la carte est-elle carte ?
Mais il ne s’agit pas de rendre nulle toute tentative de synthèse cartographique, au risque de tomber dans l’univers absurde de Lewis Carroll où deux types de cartes, parfaites, font surface. La première, pour rester absolument fidèle au paysage, en a les exactes dimensions, au grand mécontentement des fermiers de la région, puisque celle-ci recouvre leur terre : « aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien » (6). La seconde, tout à fait intelligible — enfin! — par les marins qui la possède, est parfaitement vierge, car finalement, « quels rebuts que ces cartes, avec tous ces caps et ces îles ! » (7)
Une carte, même fausse, est un point de vue sur le monde qui en éclaire forcément un aspect ; une subjectivité qui fait un effort de restitution. Chaque carte est un point de vue, un concept, une proposition.
Subjectives, non pas qu’elles soient produites par des personnalités uniques et égocentriques, mais bien car les éléments qui constituent le monde (routes, paysage, villes…) subissent également un processus de transformation : en étant retranscrit, ils sont interprétés, et deviennent signes. Même honnêtement réalisé, l’objectivité n’est pas possible.
C’est là, par la main de l’homme, qu’ils deviennent signes. En tant que tels, la.e designeur.euse ne peut pas ignorer la capacité d’influence d’une forme sur le monde et désormais « c’est la carte qui fait le territoire » (8). La carte représente cette dichotomie entre l’invention d’une chose et sa subversion. La maîtrise de et par cet outil carte nous amène à la libération de et par cet outil même. Nous pouvons citer différents travaux de cartographies sensibles créées par les habitant.es elleux-mêmes, cherchant à se réaproprier leur territoire, en utilisant les mêmes outils qui ont servis à les coloniser. C’est le cas des Mapuche au Chili (communauté indienne) cartographiant leur “lof” en intégrant les rêves, sites sacrés, inventaire des ressources végétales, animales ou minérales (9).
Si ce filet jeté sur le monde est une administration classificatrice et ordonnatrice, peut-être pouvons-nous nous muter en quelques évadés, trouvant les failles pour évoluer sans entraves. Au sein de cette vision structurante du monde, grille étroite dans laquelle le mouvement est infime, il faut imaginer les portes et ouvertures. Il faut « fermer la carte », et « ouvrir les TAZs (10) », revenir à des choses plus spontanées, naturelles, mouvantes et libres, qui se font et défont, cercles extensibles et ouverts toujours en formation.
La.e designeur.euse navigue entre la posture du/de là regardeur.se expert.e et cellui d’inventeur.se des petites ruses du quotidien, celles qui le trouble et le rend festif à la fois. Iel est cellui, savant.e confiant.e de ses compétences, qui instaure codes structures et modèles ou cellui qui les contourne, s’en libère quitte à les détruire. Sortir des solutions technocratiques et des infrastructures nous permet d’échapper à l’aliénation des systèmes de contrôle et à l’institutionnalisation du pouvoir. Il incombe finalement au/à la designeur.euse graphique de connaître pleinement l’impact de son engagement dans un système quadrillé, ou bien son positionnement à l’encontre de cette infrastructure. De la pratique de la carte à sa sortie, il s’agit d’aller à l’encontre de notre nature en ne cherchant non plus repères ou stabilité, mais bien désorientation.
Alors seulement nous pouvons accepter le parcours de l’explorateur-enfant, aventurier joueur projetant des possibles dans des espaces qui ne sont plus clos, et devenir inventeur-perturbateur. Autrement dit, devenir designeur.euse.
Notes & références
- Dans Un livre blanc, Philippe Vasset tente de décrire un espace uniquement par le langage, en gardant les notions d’espaces et d’échelle, transposées à l’écriture (“trottoir trottoir trottoir trottoir …”)
- Fondée en 1956 par Samuel Shenton, la Flat Earth Society soutient l’idée que la terre est plate, appuyée sur des documents comme la carte dessinée par Orlando Ferguson en 1893.
- Carte Anaximander « Le monde est un rectangle » -500 av. Jésus-Christ.
- Citation de Julian Oliver, Ingénieur critique et artiste.
- Chapitre Manhattan, L’invention du quotidien, Michel de Certeau
- Sylvie and Bruno concluded, Lewis Caroll
- La chasse au Snark, Lewis Carroll
- Le macro-système technique comme modèle de la mondialisation par la mise en forme des réseaux : le cas des transports aériens. Alain Gras, citation dans l’article « La carte fait le territoire » de Daniel Kaplan.
Cartographies autochtones. Éléments pour une analyse critique d’Irène Hirt.
TAZs : “Zones Autonomes Temporaires”, terme inventé par Hakim Bey et repris pour désigner les endroits hybrides, tels squats, ZADs, friches…